Pourquoi il faut s’inquiéter des propos de Roger Chudeau et les condamner avec fermeté ? Sinon, comment une tragédie socioculturelle parvient-elle à imprimer ses stigmates sur le palimpseste déjà trop lacéré de l'Histoire, rapiécée de tant de monuments aux morts ?
- Une plaquette d’eux, un émincé de nous, un ridicule concept, un média complaisant, des vérités hachées
- Pour commencer, dites que la recette est impossible. Affirmez sans condescendance intellectuelle que votre palais gastronomique est trop raffiné pour s'abaisser à la préparation d'un met si grossier
- Dites aussi que l’Histoire de la gastronomie est très riche : drapez-vous dans la magnificence de son passé pour rejeter l'idée même qu'un plat si indigeste puisse encore figurer au menu de notre époque bien éclairée
- Déclarez qu'un tel mets est complètement étranger à votre culture
- Enfin, détournez l'attention vers des sujets plus légers pour votre digestion éthique ; attendez un incident et laissez le tout vous échapper
Dans les années 1990 en Côte d'Ivoire, éclot la graine empoisonnée de l'ivoirité, un concept qui devait préserver l’identité de la nation. Le Code électoral de 1994 exigea des prétendants au trône présidentiel de prouver leur pur lignage ivoirien. Bédié le président sortant, écarta son rival Ouattara, trop nordiste, musulman et Burkinabè pour être assez Ivoirien. L'ivoirité trancha dans la chair vive de cet eldorado ouest-africain où la bataille ethnique n’épargna ni étrangers ni Ivoiriens.
Cette tragédie se jouait moins de dix ans après le génocide rwandais censé ne jamais se reproduire. L'Histoire tissait à nouveau sa toile sanglante : la Bosnie-Herzégovine pansait les plaies de son nettoyage ethnique, tandis que l'Arménie et l'Azerbaïdjan sacrifiaient 600 000 âmes. Le Myanmar, le Soudan du Sud, les Moluques, le Moyen-Orient : autant de stations sur le chemin de croix de l'humanité.
Ces conflits, vus de France, paraissent aussi lointains que les étoiles. Pourtant, ils n'ont pas éclaté en orages brusques du ciel serein des peuples naturellement hostiles. Non, ces tragédies sont les fruits amers d'une maturation nourrie par la peur de l'autre et l'instrumentalisation des différences.
Pour réussir ce plat, rien de tel qu'un concept mijoté dans le chaudron de la propagande. Au Rwanda, le concept d'identité ethnique germa à l'ombre d’un livre, le Manifeste des Bahutu. Un texte d'apparence anodine, comme le Grand Remplacement, qui servit de levain à la montée d'un soufflé de haine.
Pour parfaire ce festin macabre, un ingrédient secret : la Radio des Mille Collines, véritable cordon bleu de la désinformation. Son menu d'une simplicité déconcertante se composait ainsi :
- En entrée, un assortiment de fausses nouvelles, avec comme plat signature, une prétendue liste des Hutus à abattre, établie par les Tutsis. Je m'abstiens bien sûr de toute insinuation sur la criminalité attribuée aux étrangers par certains médias français.
- Le plat principal, une liberté de parole plus illimitée que le buffet d'un all-inclusive. Ne pensez surtout pas à TPMP ou l’heure des pros ; ce serait faire injure à nos chefs cuisiniers de l’infostronomie française !
- En accompagnement, une sauce financière onctueuse : plus de 450000 euros (somme colossale en 1993) mijotés avec amour par un cercle select de gastronomes Hutus. Pas de rapprochement avec le milliardaire Bolloré, s'il vous plaît.
- Et pour couronner le tout, des animateurs populaires en guise de cerise sur le gâteau. Au Rwanda, un certain Habimana (ne prononcez pas Hanouna, je vous en conjure), occupait le tiers du temps d'antenne. Les cordons bleus de la haine existent !
Ainsi se préparait, dans les cuisines de l'Histoire, un banquet dont l'humanité se souviendra longtemps. Bon appétit, si j'ose dire.
Pour parfaire le menu, prenez une crise économique bien juteuse - aujourd'hui, un déficit français à 5,5% du PIB fera l'affaire. Laissez mijoter à feu doux pendant que les extrêmes bouillonnent. Le brouet devient comestible !
En Côte d'Ivoire, l'ivoirité surgit comme un champignon après la crise économique des années 1980. En 1998, seuls les vrais Ivoiriens peuvent désormais posséder des terres. Les autres ? Qu'ils aillent planter leurs choux ailleurs !
Dans l'Allemagne de la Weimar, l'hyperinflation fit valser les billets comme des confettis, et la Grande Dépression acheva le travail. Les nazis, fins psychologues, désignèrent les Juifs comme coupables. Comment faire plus original ? La Yougoslavie, ce patchwork ethnique, s'effiloche économiquement. Et patatras ! À Srebrenica, 8000 Bosniaques musulmans payent le prix de cette faillite collective.
J'ouïs dire que l'on songerait à priver les étrangers de la manne des allocations en France. Ainsi va la ronde infernale de l'Histoire : crise économique, bouc émissaire, tragédie. Et nous, spectateurs ébahis, semblons incapables de déchiffrer ce refrain pourtant si familier de la symphony of destruction.
Quel réconfort de penser que le bon sens triomphera et que la raison l'emportera sur la folie ! Que nenni ! Au Rwanda, ceux parmi les Hutus qui été solidaires des Tutsis ; leur récompense ? Un aller simple pour l'au-delà.
Les virtuoses de la destruction possèdent un talent rare : celui de transformer leur infériorité numérique en supériorité opérationnelle. Là où la majorité tergiverse, eux agissent. Là où la masse hésite, eux frappent.
Et lorsque le rideau de cette tragédie tombe, ce n’est pas le nombre de voix, mais le nombre de victimes qui en écrit le dénouement. Dans ce bal macabre, chacun, étranger ou citoyen de souche, a toujours l'insigne honneur de lever son verre. Car la haine est un hôte des plus démocratiques. Il ne saurait se contenter de quelques convives triés sur le volet. Son appétit est gargantuesque, sa soif inextinguible.
Santé, chers amis, et que le meilleur survive - si tant est qu'il y ait un meilleur dans cette mascarade.
Bernard BAMOGO